Par Benoit Soltner et Valentin Alavoine
Un arrêt de la CJUE du 25 mars 2021 vient rappeler l’une des conditions nécessaires pour qu’une entreprise soit poursuivie sur le fondement de l’article 101 du TFUE qui prohibe les accords, ententes ou comportements anticoncurrentiels : la pratique concernée doit affecter « de manière sensible » le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché considéré (CJUE, 25 mars 2021, C-614/16)
L’Autorité de la concurrence applique la même règle : « Selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et la communication de la Commission européenne portant lignes directrices relatives à la notion d’affectation du commerce figurant aux articles 101 et 102 du TFUE, trois éléments doivent être établis pour que des pratiques soient susceptibles d’affecter sensiblement le commerce entre États membres de l’Union : l’existence d’un courant d’échanges entre les États membres portant sur les produits en cause, l’existence de pratiques susceptibles d’affecter ces échanges et le caractère sensible de cette affectation ». (Aut. conc., déc. n° 21-D-01 du 14 janv. 2021).
Issue de la Communication concernant les accords d’importance mineure -encore appelée Communication de minimis- de la Commission européenne (2014/С 291/01), cette notion de sensibilité ou de seuil pourrait de prime abord revêtir deux significations possibles.
Est-ce parce que la concurrence est significativement affectée que l’on doit en induire que le comportement ou l’accord qui génère cet effet doit être qualifié de nocif ou être présumé tel ? Doit-on plutôt considérer que l’exigence de sensibilité sur le marché est uniquement requise aux fins de laisser hors du champ des organes de régulation et de poursuite les accords ou entente même intrinsèquement condamnables mais dont les effets sont insuffisamment perturbateurs du marché ?
C’est semble-t-il, le second sens qu’il convient d’attribuer à cette condition d’effet de seuil. Le droit de la concurrence ne vise pas à assujettir les entreprises à un standard de comportement. Il ne s’agit ni d’un droit sanctionnateur, ni d’un droit réparateur, mais d’un simple instrument de régulation du marché. C’est seulement si des comportements intrinsèquement nocifs en perturbent effectivement le jeu que les autorités de régulation, nationales ou européennes, ont vocation à intervenir.
C’est la raison pour laquelle la condition d’affectation sensible du commerce est interprétée avec pragmatisme. Saisie d’un renvoi préjudiciel par la Cour de cassation française, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé tout d’abord que si les autorités de concurrence ne peuvent appliquer les dispositions du droit national interdisant les ententes à un accord d’entreprises susceptible d’affecter le commerce entre États membres « que si cet accord constitue une restriction sensible de la concurrence dans le marché intérieur » (CJUE, 13 décembre 2011 Expedia, Aff. C-226/11), le même arrêt ajoute que la règle dite « de minimis » prévue par la communication concernant les accords d’importance mineure, et prévoyant des seuils indicatifs de sensibilité sur la marché (5% de parts de marché, 40 millions de CA) ne lie pas ces autorités qui restent « libres de prendre des sanctions en deçà de ces seuils ».
Les juridictions nationales adoptent la même position lorsqu’il s’agit d’appliquer l’article L 464-6-1 du code de commerce qui dispose que l’Autorité de la concurrence « peut décider », dans les conditions prévues à l‘article L. 464-6, qu’il n’y a pas lieu à poursuite lorsque l’accord ou l’entente dont elle est saisie affecte moins de 10 % du marché concerné par l’accord passé par des entreprises concurrentes, ou moins de 15 % de ce marché si ces entreprises ne sont pas concurrentes.
Selon la Cour d’appel de Paris, ce texte pose une simple présomption -réfragable- de légalité des accords inférieurs à ces seuils (CA Paris, pôle 5 – ch. 4, 23 mai 2012, n° 09/09293), ce qui laisse tout liberté au juge de sanctionner des comportements anticoncurrentiels s’il est avéré que le marché en est faussé, même dans une proportion inférieure à ces seuils.
Faisant preuve de réalisme, la Cour de cassation juge quant à elle que la notion de sensibilité sur le marché peut se déduire d’une simple potentialité -ce que suggèrent effectivement les textes tant internes que communautaire- en retenant « que les termes « susceptible d’affecter » énoncés par les articles 101 et 102 du TFUE supposent que l’accord ou la pratique abusive en cause permette, sur la base d’un ensemble d’éléments objectifs de droit ou de fait, d’envisager avec un degré de probabilité suffisant qu’il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d’échanges entre États membres, sans que soit exigée la constatation d’un effet réalisé sur le commerce intracommunautaire » ( Cass. com., 31 janv. 2012, n° 10-25.772, Bull. 2012, IV, n° 16).
Il est, par ailleurs, des comportements dont le degré de gravité est tel qu’ils doivent être sanctionnés per se, indépendamment de toute condition de seuil. L’article L 464-6-2 du code de commerce dispose ainsi qu’échappent au seuil de minimis les restrictions ayant pour objet la fixation de prix de vente, la limitation de la production ou des ventes, la répartition de marchés ou des clients, ainsi que divers types de restrictions de vente que ce texte mentionne.
Quid de l’abus de position dominante ?
La Cour de cassation considère qu’une position dominante ne peut justifier des poursuites pour exploitation abusive que si l’atteinte au fonctionnement du marché est suffisamment significative. Elle juge ainsi qu’une pratique « qui n’a pas perturbé de façon sensible la société X… elle-même dans l’organisation de son activité … n’est pas constitutive d’un abus de position dominante » (Cass. com., 3 juin 2014, n° 13-11.490) ou encore que « justifie légalement sa décision de rejeter le recours d’une entreprise s’estimant victime d’abus de puissance dominante, la cour d’appel qui retient que les agissements constatés n’avaient pu avoir d’effets sensibles sur le jeu de la concurrence entre les entreprises concernées » (Cass. com., 15 juill. 1992, n° 89-20.334, Bull. 1992 IV N° 274 p. 189).
Le juge européen parait quant à lui plus sévère. La CJUE considère que l’abus de position dominante constitue un comportement intrinsèquement nocif qui doit être sanctionné per se, de sorte qu’il peut être établi sans qu’il soit besoin de se référer à la dimension de la part de marché affectée ou susceptible de l’être : « Il en découle que la fixation d’un seuil de sensibilité (de minimis) en vue de déterminer une exploitation abusive d’une position dominante ne se justifie pas. En effet, cette pratique anticoncurrentielle est, de par sa nature même, susceptible de provoquer des restrictions de concurrence non négligeables, voire d’éliminer la concurrence sur le marché sur lequel opère l’entreprise concernée (CJUE, Cour, 6 oct. 2015, C-23/14. Point 73).
La Cour de justice suit la même analyse en présence de pratiques anticoncurrentielles « par objet » : « Le fonctionnement de l’Union européenne et le Code de commerce prohibent les ententes et les abus de position dominante qui ont pour objet « ou » pour effet de fausser le jeu de la concurrence. Lorsqu’il s’agit d’une pratique anticoncurrentielle par objet, les autorités de concurrence sont dispensées de prouver ses effets anticoncurrentiels, concrets ou potentiels, sur le marché » (CJCE 4-6-2009 aff. 8/08, T-Mobile Netherlands, points 28 et 30).
Il faut voir au travers de ces quelques décisions plus de bon sens que d’hésitations. La notion de sensibilité sur le marché est protéiforme et doit en outre s’accommoder de contraintes probatoires. Certains comportements sont par eux-mêmes anticoncurrentiels et potentiellement de nature à fausser la concurrence. D’autres peuvent provenir d’une entreprise dominante, mais leur absence d’effet sensible sur le jeu de la concurrence exclure toute forme d’abus. La perturbation du marché peut par ailleurs se constater indépendamment de toute référence à un seuil préétabli, qui n’est jamais qu’un outil ayant simple valeur de présomption.
La notion de sensibilité sur le marché n’en est pas moins une condition inhérente à la vocation même du droit de la concurrence : normaliser, fluidifier et réguler tous les échanges à l’intérieur d’un marché libre de toute contrainte. C’est ce à quoi s’emploient avec réalisme le juge national et les juridictions européennes en vérifiant toujours, quels que soient les critères auxquels elles ont recours, que les poursuites ne visent que des accords affectant significativement le marché pertinent concerné.